XXIII

 

Où Yvonnet recueille tous les renseignements qu’il peut désirer.

 

Le prétexte qu’avaient pris pour entrer dans le camp espagnol le paysan picard et sa fille, en supposant toutefois que ce fût un prétexte, était parfaitement choisi ; aussi a-t-on vu qu’Emmanuel Philibert avait apprécié cette attention qu’avait eue le maraîcher d’apporter des légumes frais à son intention et à celle du roi d’Espagne.

En effet, s’il faut en croire Mergey, gentilhomme de M. de la Rochefoucauld, fait prisonnier à la bataille de la Saint-Laurent, et conduit le même soir au camp espagnol, les vivres n’abondaient pas à la table du prince de Savoie ; lui d’abord fut réduit à l’eau, contre son naturel, ce qui l’attrista fort ; il est vrai que son maître M. le comte de la Rochefoucauld n’était pas mieux traité : « Ils n’avoient pour tous vivres, entre sept qu’ils étoient à table, dit le même Mergey, si désolé d’en être réduit à l’eau, qu’un morceau de vache gros comme le poing qu’ils mettoient dedans un pot plein d’eau sans sel, ni lard, ni herbes, et, étant tous à table, ils avoient de petites saulcières de fer-blanc où ils mettoient ledit bouillon ; puis le lopin de vache étoit départi en autant de morceaux qu’ils étoient d’hommes à table, avec fort peu de pain. » On ne s’étonnera donc plus si les chefs étaient réduits à une pareille abstinence, que les soldats, moins bien partagés encore, se fussent jetés sur l’âne chargé de vivres qu’ils allaient dépouiller peut-être, malgré les efforts d’Heinrich Scharfenstein, du paysan et de sa fille, lorsqu’Emmanuel Philibert, attiré par le bruit, était sorti de sa tente et, comme un pacificateur, était venu mettre l’ordre dans toute cette mêlée.

Quoique placés sous la protection spéciale de Gaëtano, le paysan et surtout sa fille paraissaient avoir toutes les peines du monde à se remettre de l’alarme qu’ils venaient de subir ; quant au baudet, il paraissait de tempérament moins impressionnable et, une fois rendu à la liberté, il s’était joyeusement mis à glaner les légumes de toute espèce que la chaleur du combat avait éparpillés sur le sol.

Ce ne fut donc que lorsque le paysan et sa fille eurent vu Emmanuel Philibert, sorti une seconde fois de sa tente, s’éloigner et disparaître dans la direction de celle du roi d’Espagne, qu’ils parurent reprendre un peu d’assurance, – quoique, d’après ce qui venait de se passer, et le prince ayant été leur sauvegarde, ils eussent au contraire dû raisonnablement préférer sa présence à son absence ; mais personne ne se rendit compte de cette anomalie, excepté le fourbisseur de la cuirasse du connétable, qui regardait le prince s’éloigner avec une attention égale à celle que paraissait porter à cette action le paysan et sa fille. Quant à Heinrich Scharfenstein, il était allé se rasseoir sur le banc qu’il avait quitté pour venir au secours des deux victimes de la brutalité des soldats espagnols, et il était retombé dans cette profonde tristesse qui paraissait le dévorer.

Quelques curieux entouraient encore le paysan et sa fille, et paraissaient les gêner beaucoup par leur présence, quand Gaëtano vint les tirer d’embarras en les invitant à entrer, leur baudet et eux, dans l’espèce de parc entouré de palissades attenant à la tente du prince de Savoie.

Il s’agissait de décharger l’âne de son précieux fardeau et de recevoir les vivres que la munificence du prince, au milieu de la disette générale, avait ordonné de mettre à leur disposition.

Les légumes déchargés, le paysan reçut de Gaëtano un pain, un morceau de viande froide et un cruchon de vin. C’était, comme on voit, plus qu’il n’était accordé au comte de la Rochefoucauld et aux six gentilshommes prisonniers avec lui.

Aussi, sans doute pour ne point s’exposer à quelque nouvelle avanie en tentant la gourmandise des soldats, le paysan et sa fille sortirent avec toutes sortes de précautions, regardant à droite et à gauche afin de voir si les importuns s’étaient retirés et si les curieux avaient disparu.

Il ne restait sur le champ de bataille, d’où les morts et les blessés avaient été enlevés en présence même d’Emmanuel Philibert, que le fourbisseur du connétable, qui fourbissait son brassard avec plus d’acharnement que jamais, et Heinrich Scharfenstein, qui n’avait pas fait un seul mouvement en l’absence du paysan et de sa fille.

Yvonnette se dirigea vers un petit hangar isolé, tandis que, reconnaissant du service que lui avait rendu le géant, son père allait inviter Heinrich Scharfenstein à faire avec eux honneur au déjeuner qu’ils tenaient de la munificence du duc de Savoie ; mais Heinrich se contenta de secouer la tête et de murmurer en poussant un soupir :

– Tebuis gue Frantz il êdre mort, moi n’afre blus vaim !

Le paysan regarda tristement Heinrich et, après avoir échangé un regard avec le fourbisseur, il alla rejoindre sa fille, qui s’était fait une table d’un coffre à avoine et qui attendait l’auteur de ses jours assise sur une botte de paille.

À peine avaient-ils commencé leur repas, qu’une ombre se profila jusque sur la table improvisée ; c’était celle de l’infatigable fourbisseur.

– Peste ! dit-il, en voilà un luxe, et j’ai envie d’aller chercher monsieur le connétable pour dîner avec nous.

– Ah ! ma foi, non, dit le paysan en excellent français, il mangerait à lui seul toute notre pitance.

– Sans compter, dit la jeune paysanne, qu’une fille d’honneur court grand risque, à ce que l’on assure, dans la compagnie du vieux soudard.

– Oui, avec ça que tu les crains, toi, vieux ou jeunes, les soudards ! Ah ! mordieu ! quel coup de poing tu lui as allongé, à cet Espagnol qui voulait t’embrasser ! J’avais commencé de soupçonner qui tu étais ; mais ce n’est qu’à ce majestueux coup de poing-là que je t’ai reconnue... Ah çà, mais quel diable d’intérêt avez-vous tous les deux à risquer d’être pendus comme espions en venant dans le camp de tous ces va-nu-pieds d’Espagnols ?

– D’abord, celui d’avoir de tes nouvelles, mon cher Pille-Trousse, et de celles de nos compagnons, dit la paysanne.

– Vous êtes trop bonne, mademoiselle Yvonnette, et, si vous voulez bien emplir ce troisième verre que vous paraissez avoir apporté là à mon attention, nous boirons d’abord à la santé de votre serviteur, qui n’est pas mauvaise, comme vous voyez, puis à celle de nos autres compagnons qui, par malheur, ne se portent pas tous aussi bien que nous.

– Et moi, dit Yvonnet, – car sans doute on a reconnu notre aventurier malgré le déguisement qu’il s’est mis sur le corps et la syllabe qu’il a ajoutée à son nom, – moi, je te dirai à mon tour ce que je viens faire ici ; et tu m’aideras de ton mieux à accomplir ma mission.

Et, versant généreusement un plein verre de vin à Pille-Trousse, Yvonnet attendit avec une certaine anxiété les nouvelles demandées.

– Ah ! dit Pille-Trousse en faisant entendre ce clappement de langue qui, chez les buveurs intelligents, est presque toujours l’oraison funèbre du verre de vin qu’ils viennent de boire, quand surtout le vin est bon ; ah ! cela fait plaisir de retrouver un vieil ami !

– Parles-tu du vin ou de moi ? dit Yvonnet.

– De tous les deux... Mais, pour en revenir à nos compagnons, voici Maldent, qui a d’abord dû te donner, sur Procope, Lactance et lui, tous les renseignements que tu pouvais désirer ; car, ajouta Pille-Trousse, j’ai entendu dire que vous aviez été enterrés ensemble.

– Oui, répondit Maldent, et je dois dire qu’à notre grand émoi, nous sommes restés au sépulcre deux jours de plus que Notre Seigneur Jésus-Christ.

– Mais vous en êtes sortis avec gloire, c’était l’important ! Dignes jacobins ! et comment vous nourrissaient-ils pendant votre trépas ?

– De leur mieux, il faut leur rendre cette justice, et jamais morts, même le mari de la matrone d’Éphèse, n’ont été l’objet de soins si assidus.

– Et les Espagnols ne vous ont pas rendu visite dans votre caveau ?

– Deux ou trois fois nous avons entendu le bruit de leurs pas sur les marches de l’escalier ; mais, en voyant cette longue file de sépulcres éclairés par une seule lampe, ils se sont retirés, et je crois que, s’ils fussent venus et qu’il nous eût pris l’idée de lever le couvercle de nos tombes, ils eussent eu plus peur que nous.

– Bon ! voilà pour trois et même pour quatre, puisque je te vois sur tes jambes et fourbissant l’armure du connétable.

– Oui, tu devines, n’est-ce pas ? grâce à ma connaissance de la langue espagnole, j’ai passé pour un ami des vainqueurs ; puis je me suis glissé vers la tente de Monseigneur, j’ai repris ma besogne interrompue quinze jours auparavant et, de même que personne ne s’était inquiété de mon départ, personne ne s’est inquiété de mon retour.

– Mais Frantz ? mais Malemort ?

– Vois d’ici le pauvre Heinrich qui pleure et tu sauras ce qu’est devenu Frantz.

– Comment diable un pareil géant a-t-il pu être tué par un homme ? demanda Yvonnet avec un profond soupir ; car on n’a pas oublié quelle tendre amitié liait les deux Allemands au plus jeune des aventuriers.

– Aussi, répondit Pille-Trousse, n’est-ce point par un homme qu’il a été tué, mais par un démon incarné qu’ils appellent Brise-Fer, un écuyer, un frère de lait, un ami du duc de Savoie. L’oncle et le neveu étaient à vingt pas l’un de l’autre, défendant la onzième brèche, je crois. Ce Brise-Fer, autrement dit Scianca-Ferro, s’est attaqué au neveu : le pauvre Frantz avait déjà tué une vingtaine d’hommes ; il était un peu fatigué et il est arrivé trop tard à la parade ; l’épée a fendu son casque et lui a ouvert le crâne jusqu’aux yeux ; et, il faut le dire à sa louange, son crâne était si dur, que quelque effort qu’ait fait le maudit Brise-Fer, il n’a jamais pu arracher son épée de la blessure. C’est pendant qu’il s’acharnait à la ravoir que l’oncle s’est aperçu de ce qui se passait, et, voyant qu’il n’avait pas le temps d’arriver au secours de son neveu, y a envoyé de toute volée sa masse d’arme en son lieu et place : la masse a été droit au but, a enfoncé la cuirasse, les chairs et même les côtes, à ce qu’il paraît ; mais il était trop tard : Frantz est tombé d’un côté et Brise-Fer de l’autre ; seulement, Frantz est tombé sans prononcer une parole, tandis que Brise-Fer, en tombant, a eu le temps de dire : « Qu’on ne fasse aucun mal à celui qui vient de m’envoyer sa masse à travers les côtes... Si j’en reviens, je désire cultiver la connaissance de cette estimable catapulte ! » Et il s’est évanoui, mais sa volonté a été sacrée. Heinrich Scharfenstein a été pris vivant ; ce qui n’a pas été difficile, attendu que, quand il a vu tomber son neveu, il a été droit à lui, s’est assis sur la brèche, a tiré l’épée de son crâne, lui a enlevé le casque de la tête et lui a posé la tête sur ses genoux, sans s’inquiéter de ce qui se passait autour de lui. Or, comme lui et son neveu tenaient les derniers, le neveu mort et l’oncle assis, le combat avait cessé : on entoura donc le pauvre homme et on le somma de se rendre en lui disant qu’il ne lui serait fait aucun mal. « Me zébarera-d-on du gorps de mon envant ? » demanda-t-il. « Non », lui fut-il répondu. « Eh pien, alors, che me rends : vaides de moi ce que fous foutrez. » Et, en effet, il se rendit, prit le corps de Frantz dans ses bras, suivit ceux qui le conduisaient jusqu’à la tente du duc de Savoie, garda le mort un jour et une nuit, creusa sa fosse au bord de la rivière, l’enterra, et, fidèle à sa parole de ne pas fuir, revint prendre sur le banc la place où vous l’avez trouvé. Seulement, on dit que, depuis la mort de Frantz, il n’a ni bu ni mangé.

– Pauvre Heinrich ! murmura Yvonnet, tandis que Maldent, soit qu’il eût le cœur moins sensible, soit qu’il voulût au contraire empêcher la conversation de tomber dans l’élégie, demandait :

– Et Malemort, j’espère bien que, cette fois-ci, il a fait une fin digne de lui ?

– Eh bien, répondit Pille-Trousse, voilà ce qui te trompe : Malemort a reçu deux nouvelles blessures ; ce qui, avec les vieilles, lui en fait vingt-six bien comptées ; et, comme on l’a tenu pour mort et pour bien mort, on l’a jeté à la rivière ; mais il paraît que la fraîcheur de l’eau l’a fait revenir, car en menant boire le cheval de monsieur le connétable à la Somme, j’ai entendu un pauvre diable qui geignait ; je me suis approché et j’ai reconnu Malemort.

– Qui n’attendait qu’un ami pour expirer entre ses bras ?

– Pas du tout ! qui n’attendait qu’une épaule pour s’y appuyer et remonter vers la vie, comme aurait dit notre poète Fracasso, le seul dont je ne puisse pas te donner des nouvelles.

– Eh bien, dit Yvonnet tout frissonnant encore, il a eu la bonté de m’en donner, à moi, et en personne.

Et Yvonnet raconta, non sans pâlir, quoiqu’il fît grand jour, ce qui lui était arrivé pendant la nuit du 27 au 28 août.

Il en était à la fin de son récit, quand un grand mouvement annonça que la conférence qui avait lieu sous la tente du roi d’Espagne était terminée.

Tous les chefs des armées espagnole, flamande et anglaise regagnaient en effet leurs logis respectifs en appelant à eux, comme des hommes pressés de transmettre les ordres qu’ils ont reçus, ceux des soldats de leur armée ou des gens de leur maison qu’ils rencontraient sur leur chemin ; tous paraissaient être d’assez mauvaise humeur.

Au bout d’un instant, Emmanuel Philibert reparut à son tour : il sortait comme les autres de la tente du roi d’Espagne ; seulement, il paraissait être de plus mauvaise humeur encore que les autres.

– Gaëtano, cria-t-il à son majordome du plus loin qu’il l’aperçut, donne l’ordre que l’on plie les tentes, que l’on charge les bagages et que l’on selle les chevaux.

Cette injonction indiquait un départ mais laissait nos aventuriers dans le vague complet sur la route que l’on allait suivre. Selon toute probabilité, Paris était menacé ; mais par quelle route l’armée ennemie allait-elle marcher sur Paris ? Se dirigerait-elle par Ham, Noyon et la Picardie en suivant la rivière de Somme, ou par Laon, Soissons et l’Isle de France, ou enfin par Châlons et la Champagne ? Ces trois chemins, on le sait, – à part les quelques troupes groupées à Laon autour du duc de Nevers et les forteresses de Ham et de La Fère, que l’on pouvait facilement tourner, – n’offraient aucun obstacle à l’armée espagnole.

Savoir laquelle de ces trois routes l’armée espagnole allait suivre, c’était là l’important pour Yvonnet.

Pille-Trousse comprit l’urgence de la situation ; il saisit le pot de vin, vide aux deux tiers à peu près, et, buvant à même pour ne point perdre de temps, il acheva de le vider, puis se prit à courir vers la tente du connétable, espérant y apprendre quelque nouvelle.

Le faux paysan et la fausse paysanne, sous prétexte de tirer leur baudet de la bagarre, pendant laquelle il pouvait être considéré comme faisant partie des bêtes de somme de l’armée princière, rentrèrent dans la cour et attendirent – Maldent tenant Cadet par la bride, et Yvonnet un pied dans chaque panier et assis à califourchon sur son bât – que quelque indiscrétion des domestiques leur apprît ce qu’ils voulaient savoir.

En effet, l’indiscrétion ne se fit point attendre.

Gaëtano sortit tout effaré pour transmettre aux muletiers, aux palefreniers et aux valets d’écurie l’ordre qu’il avait reçu ; puis, apercevant le paysan et sa fille :

– Ah ! vous êtes encore là, mes braves gens ? fit-il.

– Oui, répondit Yvonnette, la seule qui fut censée entendre le français, mon père attend pour savoir où il devra désormais porter ses légumes.

– Oui-dà, il trouve la pratique bonne, à ce qu’il paraît ! Eh bien, qu’il vienne au Catelet, dont nous allons faire le siège.

– Marci, mein garchon ! seulement, y aura à gambillonner pour le bourrique ; mais, n’importe, on ira tout de même au Catelet.

– Au Catelet ! répéta Yvonnet à demi-voix ; mordieu ! ils tournent le dos à Paris ! voilà une riche nouvelle à annoncer au roi Henri II !

Cinq minutes après, les deux aventuriers gagnaient, à l’aide de la chaussée, la rive gauche de la Somme ; une heure après, Yvonnet, débarrassé de sa robe de paysanne, et, sous le costume que nous lui connaissons, galopait sur la route de La Fère.

À trois heures de l’après-midi, il entrait au château de Compiègne en secouant sa toque et en criant :

– Bonne nouvelle, riche nouvelle ! Paris est sauvé !